Lettre aux norvégiens sur la littérature et les victimes
On m’a enfin reproché de n’avoir eu pour les victimes de Breivik aucun mot, aucune compassion chrétienne. Je ne suis pourtant pas de ceux que les bourreaux fascinent ; mon horreur de la politique vient, en grande partie, de ce cauchemar qu’est l’Histoire, comme disait Joyce, tout comme du dévoiement de la démocratie athénienne dans le capitalisme mondialisé et les formes nouvelles de « soft » totalitarisme, puis-je dire en un raccourci sans doute eÎssif mais qui illustre ce qu’éprouvent ceux qui, élevés comme moi dans l’esprit d’ouverture de la culture classique, se trouvent placés devant la négation de celle-ci. La question des victimes m’a toujours hanté et a défini mon opposition à la peine capitale. On me pardonnera de renvoyer encore à mon roman Lauve le pur. J’y évoquais un tueur en série français, Guy Georges, auteur de sept meurtres sur des jeunes femmes dont je donnais les noms, ému de ce que seul le nom du tueur demeure, non celui de ses victimes. J’y évoquais aussi Karla Tucker, exécutée dans une prison du Texas, le 3 février 1998, après avoir lu la Bible. »
Richard Millet revient sur l’affaire qui entraîna sa démission du comité de lecture des éditions Gallimard en septembre 2012.