Le Long Séjour
Très tôt j’ai éprouvé le besoin de parler du corps vieilli, vieillissant. Le long Séjour raconte une journée de l’existence de trois personnes âgées dans une maison de retraite. Une journée de la vie quotidienne, douche et petit-déjeuner compris, à L’Age d’or, maison de retraite banale pour personnes âgées.
Trois vieillards auxquels le narrateur s’adresse alternativement, vouvoyant les deux premiers qui forcent encore le respect, tutoyant le dernier, comme si l’extrême vieillesse et ses avatars l’avaient rendu vulgaire, malsain, informe… u2028Comment s’occupe l’homme de quatre-vingt-huit ans qui se laisse appeler papi ? Comment prend-il goût aux repas quand ses papilles sont usées ? A quoi rêve-t-il encore quand on le toilette ? A quelles coquetteries s’adonne la vieille dame qui ne manqua jamais de rien et qui refuse d’être appelée mamie pour ne pas être dépouillée d’une dernière identité ? A quel abandon s’expose le futur centenaire qui a perdu la tête et qui sert de mascotte débile à L’Age d’or ?
J’avais 27 ans. Je venais de passer quelques mois comme stagiaire kiné dans une maison de retraite municipale et j’étais entièrement habitée par la vieillesse et la façon dont on la traite, dont on la subit. J’avais l’impression d’avoir été enrichie par ce contact. Et de fourmiller de choses à révéler. Mais cela n’a pas donné un livre à la gloire de la sagesse et de la sérénité des cheveux blancs. J’ai écrit plutôt ceci : "Tu n’es ni un homme ni une femme. On t’a vêtu d’une chemise qui t’arrive à mi-cuisse." Et puis aussi : "Tu entends crisser les pneus du fauteuil qui vient te chercher. Maintenant, tu roules. Le paysage défile. Tu n’en vois que les bas-côtés. La plinthe du couloir, tu la connais. Le pan de mur démesuré qui mène à la baignoire, tu en as l’habitude. Tu ne sais plus garder la tête haute. Tu l’inclines sans cesse. Le poids de ton menton laisse une marque rouge sur ton sternum. Alors tes yeux ne t’autorisent qu’à croiser des orteils multiples, des serpillières, des seaux croupis, des tuyaux de radiateurs, tout ce qui rampe, qui est fil, tout ce qui est secret, tout ce qui est mis à la terre. Ton génie, c’est ton indifférence tellement naturelle, ton expression obscure et trouble, anonyme et profonde. Tu as tellement mûri que tu es mêlé à toutes choses. Il y a un peu de toi dans tout ce qui rampe et qui va à la terre. Tu ignores même ton apparence."
Et pour finir cette dernière phrase, qui constitue à elle seule le chapitre XII du Long séjour : "Tu as souillé la chemise qui t’arrive à mi-cuisse. Tu appelles. Tu appelles. Tu appelles. Personne ne viendra. Pendant des heures, tu appelleras ta mère."
Martin Winckler a eu la gentillesse de me confier qu’il conseillait ce livre aux étudiants en médecine. C’est ainsi que j’ai eu vraiment l’impression de pénétrer dans mon écriture. Par les corps aimant, souffrant et vieillissant, et jouissant et mourant.