Mémoires intérieurs - Nouveaux mémoires intérieurs
Le second volet des Mémoires de François Mauriac marque la poursuite et l'aboutissement de son projet autobiographique : il y revient sur ses convictions religieuses, laisse resurgir des souvenirs de jeunesse, affirme sa foi dans l'homme et, plus que tout, exprime son amour de la littérature. Dans ce texte d'une grande finesse, sa vie intérieure et ses lectures s'entrelacent jusqu'à se confondre, pour accomplir, dans une prose brillante, la difficile tâche de se raconter.
«Mauriac n'a rien écrit de plus dépouillé que cette libre méditation, après un retour aux sources de l'enfance, sur Dieu, la vieillesse et la mort. Méditation à travers laquelle la musique du style mauriacien déploie plus que jamais ses prestiges.» Henri Hell, Le Nouvel Observateur
François Mauriac (1885-1970) est né à Bordeaux dans une famille de la haute bourgeoisie chrétienne dont il fait la description dans la plupart de ses livres. Il publie son premier ouvrage, un recueil de poème intitulé Les mains jointes, en 1909, mais c'est avec Le Baiser au lépreux (1922) et Thérèse Desqueyroux (1927) qu'il acquiert une véritable notoriété. Il est l'auteur d'une oeuvre immense, parmi laquelle on retrouve des romans comme Le Noeud de vipères, Le Sagouin, mais également des pièces de théâtre, et une biographie du Général de Gaulle.
François Mauriac a été élu à l'Académie française en 1933 et a reçu le Prix Nobel de littérature en 1952.
Extrait du livre :
Fuir... Mais les chasseurs d'images ne me lâchaient pas. Toujours en avant-garde, ils surent atteindre sans moi cette forêt de la grande lande, à trente kilomètres de Malagar et où, dans le parc redevenu sauvage de Johanet, les pins de mes vacances d'enfant survivent encore. Quand je les eus rejoints, ce fut pour donner raison à leurs intuitions : oui, c'était bien ce chêne-là qui était sacré pour nous ; j'appuie ma joue sur l'écorce à l'endroit où je posais mes lèvres, le dernier matin d'octobre, avant la rentrée. Oui, c'était bien l'Ile mystérieuse que je lisais dans cette édition d'Hetzel et que je lirai encore sur l'image qu'ils viennent de fixer.
Botté de caoutchouc, le photographe ne craignit pas d'entrer dans le lit de ce ruisseau, la Hure, plus sacré encore pour nous que ne l'était le Chêne. Sans craindre de déranger quelque dieu inconnu, il foulait le sable immaculé que ride un courant éternel, celui qui entraînait, croyais-je, vers la mer, nos bateaux frêles, taillés dans une écorce de pin.
Le cours du temps que les chasseurs d'images ont eu l'illusion de remonter continue de rouler autour de moi ; il entraîne ce que la pellicule a fixé : ces reflets d'un petit monde détruit depuis tant d'années, entre des millions d'autres petits mondes ; le pouvoir de résurrection que possède un écrivain pourrait s'appliquer à toutes les vies si, comme je le crois, il existe autant de paradis perdus qu'il y a eu d'enfances.
Peut-être l'art n'est-il qu'une tentative prométhéenne de fixer ce qui, par un décret des puissances suprêmes, doit être entraîné et anéanti. Peut-être ce que Baudelaire croyait être le plus haut témoignage que nous puissions donner de notre dignité, apparaît-il au contraire à l'Etre infini comme un effort dérisoire pour contrecarrer ses desseins. L'oubli est la loi inéluctable contre laquelle désespérément nous nous insurgeons, écrivains, musiciens, peintres, chasseurs d'images. A l'endroit où, botté de caoutchouc, le photographe était entré dans le lit de la Hure, aucune trace n'a subsisté de son passage d'un instant. Le sable est aussi pur entre les longues mousses que fait bouger à peine le courant qui murmurait déjà au temps du prince Noir et qui ne s'arrêtera jamais de couler. Tout est là encore sous mon regard de ce que la pellicule a fixé, et rien n'en demeure puisque, lointains ou proches, les instants sont toujours ce qui n'est plus