Télérama [HS n° 170] Odilon Redon
Une araignée à face humaine, dont le drôle de sourire dévoile des dents alignées comme des touches de piano, trotte dans la tête du public et lui rend familier le nom d'Odilon Redon (1840-1916). Mais, en dehors de la nigaude bestiole, la plus gaie de son étrange bestiaire, peuplé d'êtres hybrides, mi-cyclopes, mi-centaures, gamètes à visage d'homme ou yeux esseulés dotés de queues de poisson, on ne connaît guère l'oeuvre de cet artiste décalé dans son temps, qui naît avec la génération impressionniste mais en fuit la vibrionnante lumière. "Pas assez d'ombre", pour l'e¬t contemporain de Claude Monet, qui n'aime du plein air que le vent bousculant les nuages dans le ciel et les chimères évolutives qui s'y dessinent, telles ses pensées en permanente ébullition. Il n'y a que ténèbres et dépressions atmosphériques dans l'univers intérieur d'Odilon Redon, rêveur aux yeux clos, tandis que dehors s'embourgeoise la France de la IIIe République. Ami de Mallarmé et de Huysmans, proche des musiciens, des intellectuels et des écrivains symbolistes, Redon trouvera le refuge idéal à son introspection créatrice dans le cercle rapproché de l'écrit. Gravures, dessins, fusains, ses "noirs", comme il les appelle, oeuvres graphiques nées de cet inédit compagnonnage littéraire, révèlent les méandres de l'inconscient bien avant que la psychanalyse ne le fasse. Et quand l'inhibition se lève, la lumière apparaît doucement dans le poudroiement discret de superbes pastels, qui annoncent une aube nouvelle. Redon, en fin connaisseur de la science et de Darwin, opère sa propre évolution en s'ouvrant au monde de la couleur. Pastels papillonnants, efflorescences profuses, fresques ensoleillées, son oeuvre tardive respire la plénitude de l'artiste accompli, de l'homme épanoui.
Sophie Cachon