Cahiers de Rodez (février-mars 1946)
La photo n'est pas la bonne
«Un vieux relent de l'idée du vieil amour m'est revenu un jour à Rodez, en mars 1946 dernier, le jour où j'ai vu débarquer à la gare de Rodez Marthe Robert et Arthur Adamov qui, après neuf ans d'internement, venaient me chercher et me réclamer.» En fait, ces visiteurs étaient venus les derniers jours de février, les 26 et 27. Le 10 mars, Henri Thomas leur succédait, rejoint le lendemain par sa femme Colette. Le principe de la sortie définitive d'Antonin Artaud était acquis : l'accord du docteur Ferdière ayant pu être obtenu, elle n'était plus qu'une question de modalités administratives et subordonnée à la constitution d'un pécule qui assurerait à Antonin Artaud une existence décente. À cela, ses amis s'emploieraient. En attendant, une sortie d'essai avait été décidée et, du 19 mars au 10 avril 1946, il allait, loin de toutes les contraintes psychiatriques quotidiennes, séjourner à Espalion, dans l'Aveyron, en compagnie du poète André de Richaud à qui le
docteur Ferdière l'avait confié. Étrange mentor, assez souvent pris de boisson, et dont Antonin Artaud devait bien des fois modérer les éclats.
L'espoir d'une liberté proche lui donne un nouvel élan et, durant les mois de février et mars 1946, il écrit encore plus, peut-être : il va pouvoir enfin communiquer au monde extérieur ce que neuf années d'enfermement et le travail ininterrompu des deux dernières lui ont appris et continue à forger l'instrument qui lui permettra de le faire. L'écriture, qui en devient plus acérée, plus percutante, plus resplendissante aussi, accède parfois à une concision aphoristique. Et il n'est pas surprenant que le problème du langage se pose avec une telle insistance : «Que le français s'en aille, c'est lui qui a fait souffrir ma tête et les choses entre le marteau et la charrue. /Le verbe est un langage à condition de ne pas expliciter, /c'est faire naître des poux.»
Les textes écrits pendant ces quelques mois qui vont précéder la libération d'Antonin Artaud sont comme le nœud de son œuvre à venir, le nœud solide et dur. Et, d'ailleurs, sur la
couverture de l'un des cahiers rédigés à Espalion, il note lui-même ceci : «Mars 1946 / Le fer de moi, / Ia cause du moi.» Le fer c'est la robustesse, le symbole même de la solidité, et il lui a fallu en effet un corps et une tête robustes pour survivre à neuf années de solitude asilaire, pour que subsiste à la fois et se recrée «la cendre en repos de notre moi qui n'est pas cendre mais mitraille comme le sang est de la ferraille et le moi le ferrugineux».