Une certaine parenté
J'ai vécu toutes les époques, les belles et les laides, les folles et les raisonnables, deux guerres mondiales... quatre chiens, trois épouses, deux châteaux, une bibliothèque fidèle et quelques amis comme vous", dit Branly au narrateur en l'entraînant vers une table de l'Automobile Club qui surplombe le jardin des Tuileries.
Tout au long de cet après-midi de novembre, le vieil aristocrate évoquera l'étrange destin des Heredia. De souche française, ils ont essaimé en Amérique latine, mais une attirance obscure renvoie les descendants à une demeure proche d'Enghien, où les feuilles meurent au cœur même de l'été.
Au fil de son récit, Branly se souviendra - ou rêvera - des pans secrets de sa propre vie, d'autres morts peut-être. Faut-il admettre que nous avons un fantôme à nos côtés, qui se confond avec notre être "comme la mer dans la mer"?
D'abord simple auditeur, l'auteur se trouve pris comme dans une nasse. À mesure que le comte de Branly lui livre les pans d'un récit voué au secret, il comprend qu'il en est l'ultime dépositaire, contraint par là même d'en devenir le narrateur.
Une certaine parenté est l'un des romans les plus étranges de Carlos Fuentes. Au travers de dialogues apparemment banals, l'écriture glisse imperceptiblement - diaboliquement - vers sa propre subversion, chaque geste acquiert plusieurs "sens", faisant basculer la raison, la logique, les identités, déformant les rapports du temps et de l'espace.
L'homme du monde a érigé la courtoisie au rang de maxime philosophique. Pourtant, sous le masque lisse, la mort rôde parmi le grouillement des fantasmes. L'invisible sous-tend chaque épisode et ronge, larvé, les apparences du quotidien.
Pour dire ce fantastique, Carlos Fuentes utilise aussi l'arme visuelle, sensitive : celle de la poésie.