La société de l'esprit
Intelligence artificielle : ce terme a atteint un niveau presque mythique. Mais que veut dire, en fin de compte, cette expression à la fois attrayante et bizarre ? Pour certains, elle représente une banalisation de l'esprit humain, une équation sans intérêt intellectuel entre l'esprit et la machine. Pour d'autres, c'est une nouvelle théorie fondée sur le silicium et la logique mathématique et qui, de par ses profondes différences par rapport au cerveau biologique, surpassera bientôt de loin les modestes capacités de pensée humaines. Quand on nomme les fondateurs de l'intelligence artificielle, le nom de Marvin Minsky, théoricien iconoclaste et génial de la pensée, y figure toujours. Mathématicien de formation, Minsky se demanda naturellement comment les mathématiciens découvrent et démontrent des théorèmes. Mais, connaissant les théories psychologiques de Freud et de Piaget, il alla plus loin en se demandant aussi : Quels sont les mécanismes qui permettent à une personne de parler avec cohérence tout en faisant d'innombrables erreurs de grammaire ? Une théorie formelle peut-elle expliquer comment un enfant reconnaît sa bicyclette, son chien ou sa mère en étant cependant totalement incapable de les dessiner ? Pendant une vingtaine d'années, Minsky dirigea, au MIT, une équipe de chercheurs explorant des algorithmes pour imiter ou simuler les comportements intelligents les plus variés : vision, analogie, langage naturel, composition musicale, apprentissage de nouveaux concepts. La plupart de ces projets se déroulaient dans des "macro-mondes", domaines simplifiés et idéalisés dans lesquels les succès et les échecs, mais aussi leurs causes, étaient clairement visibles. C'est ainsi que Minsky créa sa théorie de la "société de l'esprit", selon laquelle l'esprit serait composé d'une vaste bande d'innombrables petits agents autonomes dépourvus d'intelligence qui, tout comme les fourmis d'une colonie, tantôt coopèrent, tantôt se livrent bataille. Notre sensation réconfortante d'avoir un esprit unifié ne serait donc qu'une illusion séduisante, mais entièrement dénuée de fondement. Cette vue déconcertante des fonctions mentales - et même de l'âme - apporte néanmoins de riches récompenses scientifiques et, à la fin, nous découvrons que Minsky nous a astucieusement menés à une compréhension de l'esprit humain bien plus humaniste que celle des humanistes qui méprisent les ordinateurs. Le voyage minskyen au fin fond de l'esprit vous laissera à la fois étourdi et illuminé.