L'effet sophistique

Barbara Cassin

L'effet sophistique
708 pages
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Le discours est un grand souverain qui, au moyen du plus petit et du plus inapparent des corps, parachève les actes les plus divins; car il a le pouvoir de mettre fin à la peur, écarter la peine, produire la joie, accroître la pitié». Il n'est pourtant pas l'instrument des dieux comme ont pu le croire quelques interprètes de ce célèbre passage du non moins célèbre Eloge d'Hélène de Gorgias, que Barbara Cassin retraduit et reproduit en entier parmi les documents de l'Effet sophistique. Non pas un instrument mais un dieu: tel est le logos pour les sophistes, qui l'ont maîtrisé à la perfection et en ont exalté l'immense pouvoir concentré dans une si infime matérialité de sons. C'est même cet amour des sophistes pour la parole qui, «à l'aube présocratique de la philosophie, séduisit et scandalisa la Grèce antique». Et qui les perdit. Car la sophistique eut un «effet» dévastateur sur la philosophie naissante, qui s'en défendit en l'expulsant d'elle-même, en en faisant son contraire, son éternelle ennemie. En cela la sophistique est un produit, un «effet» de la philosophie, et l'une et l'autre ne cessent de s'interpeller depuis que Platon a porté la première et décisive charge. Aussi, l'ambition de Barbara Cassin n'est-elle pas de «réhabiliter» les sophistes, mais d'opposer aux philosophes, tenants de la vérité, l'idée que «le meilleur, la performance, est la mesure du vrai».

La rudesse de l'affrontement entre sophistes et philosophes est à la hauteur de l'enjeu: la primauté de l'être ou du discours, en ce moment d'indécision qui va du Poème de Parménide au Traité que lui consacre Gorgias. Dès le début, la sophistique se présente comme un discours second par rapport à un discours premier, déjà tenu. En cela réside sa force mais aussi son danger: «Tout le travail de Gorgias consiste à rendre manifeste que le poème ontologique est déjà en soi un discours sophistique.» Le Poème parménidien est sophistique, selon Gorgias (et Barbara Cassin), parce que «l'être lui-même, comme Ulysse par le poème homérique, est de facto produit comme un effet de langage, et de ce langage à l'oeuvre dans le poème: l'être de l'ontologie n'est jamais qu'un effet du dire». Si l'ontologie est un discours qui commémore l'être et le dit, on devrait, selon Barbara Cassin, en appeler à une «logologie» (le terme est de Novalis) pour signifier un discours qui fait être, qui, au lieu de décrire le monde, lui «donne forme, l'informe, le transforme, le performe». Manière encore une fois non pas de se donner, avec la logologie, un instrument de valorisation unilatérale de la sophistique, mais plutôt de mettre en évidence «ce que la langue fait et peut faire d'autre que l'ontologie».

Le caractère éminemment politique de la sophistique est aussi une affaire de logos et de logologie. En passant du physique au politique, les sophistes sont les seuls de tous les présocratiques à avoir fait subir un déplacement considérable à la réflexion. Pour se concentrer sur la cité et sur ce «politique que le discours crée», il leur aura fallu délaisser la parole qui dit la nature. Car l'essentiel pour qu'il y ait du politique dans la cité, ce n'est pas de parler la même langue, mais de partager le même langage. En cela consiste le «citoyenner» dont parle Antiphon: se livrer à la cité, tout simplement, vivre et se laisser vivre par elle, comme à signifier que la nature n'est pas ce dont on part mais ce à quoi, éventuellement, on revient quand cesse l'emprise du politique. Là aussi, la fracture est irréparable entre le consensus que l'éthique impose par le haut à la cité platonicienne et l'autonomie de l'individu par rapport au tout qui caractérise non seulement la cité sophistique, mais aussi la polis réelle. Cette opposition, Barbara Cassin la retrouve à nouveau entre la vision politique de Heidegger, tragique et platonicienne, et celle de Hannah Arendt, sophiste et aristotélicienne xad par ce qu'il persiste de présocratique chez Aristote, notamment quand il affirme que le but de la politique n'est pas de rechercher la vérité mais de réaliser la liberté.

Un pied-de-nez à Platon C'est sur le régime du discours qu'Aristote porte son coup aux sophistes, coup qui tire son efficacité de son ambiguïté même, du fait de partir de l'intérieur du langage pour mieux en sortir et le délimiter du dehors. Ainsi Aristote fait dériver la nécessité de principes régulateurs de la nature même du langage, car il y a plus de choses que de mots dans le monde, et sans doute plus d'états du monde que de phrases. L'homonymie est alors «inévitable parce que les choses ne cessent naturellement d'affluer et que les conventions verbales ne suivent pas». Du coup, la puissance du logos peut se transformer en cauchemar, en perte de sens, ce qu'Aristote veut empêcher avec toute sa batterie de catégories métaphysiques. Il faudra attendre l'Antiquité finissante xad du IIe au IIIe siècle après J.-C. xad pour que la seconde sophistique, entre Rome et le monde hellénistique, se libère de cette camisol

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