Aulularia
LA Marmite ! pourquoi déroger à l'usage, et remplacer par ce mot trivial et bas l'ancien titre plus savant et plus connu ? Plus connu, oui ; mais compris ? et c'est à l'être qu'un traducteur aspire avant tout. Qu'est-ce que ce nom l'Aululaire, latin dans son thème, français par sa terminaison, et qui n'appartient en propre à aucune langue, et n'a par lui-même aucun sens ? Est-il bien sûr encore, qu'au siècle d'Auguste, tout le monde, même à Rome, entendît la signification du terme aulularia, sans qu'un Varron, un Verrius Flaccus, expliquât comment ce meuble de cuisine appelé olla, avait eu nom aula chez les anciens, lorsqu'on ne voulait point de doublement de consonne ; et comment aulularia provenait du diminutif de aula, parce que les vieux Romains aimaient beaucoup les diminutifs (01) ; ce qu'on n'aurait guère attendu de la rudesse de leurs moeurs ?
La Marmite, voilà le vrai titre en français de la pièce de Plaute. J'y tiens beaucoup, non de cette affection que le bonhomme Chrysale portait en son coeur aux choses de cette espèce, quoique je prise fort son bon sens et ses discours ; je tiens à mon titre par un motif de raison et d'équité. C'est la Marmite qui, avec Euclion, occupe le plus constamment la scène ; c'est elle qui, avec lui, joue le rôle le plus important ; elle est le personnage moral du drame. Que le vieillard pousse comme un furieux sa servante dans la rue ; c'est qu'il veut visiter sans témoins, avant que de sortir, sa marmite pleine d'or. Qu'il s'afflige de quitter un moment son logis, même pour aller, chez le magistrat de la curie chercher sa part d'un congiaire ; c'est sa marmite qui le met en peine. Que l'affabilité de l'honnête Mégadore, et l'empressement de ce riche pour un pauvre homme tel que lui, le troublent et l'alarment ; c'est pour sa marmite qu'il tremble. Qu'au bruit des ouvriers travaillant dans la maison du voisin, il rompe l'entretien brusquement et coure chez lui tout effaré ; c'est encore sa marmite qu'il va sauver des voleurs. Pourquoi chasse-t-il à grands coups de bâton les cuisiniers que son gendre futur a envoyés chez lui en son absence pour apprêter le festin de noces, un festin qui ne doit lui rien coûter ? Et sa marmite ! comment la tenir cachée avec de pareils fripons ? Cette marmite est comme l'Achille de l'Iliade ; dans son repos elle domine toute l'action, toujours présente et invisible. Mais la voici enfin qui paraît. Euclion la porte en ses bras ; il lui cherche un asile plus sûr. Le bois sacré de Sylvain est tout proche ; il l'y enfouit. Mais de noirs pressentiments, mais le cri du corbeau et la rencontre d'un maraud d'esclave, ne lui laissent point de sécurité. Malgré les difficultés et les périls du déplacement, il faut choisir un autre dépositaire. La marmite reparaît encore pressée contre le sein d'Euclion, et c'est la Bonne-Foi qui la reçoit dans son temple, sans pouvoir elle-même se flatter d'inspirer à l'avare une confiance entière. Le coquin d'esclave le guettait, et la cachette est éventée. Entendez les cris d'Euclion, voyez ce masque grimaçant une colère qui va jusqu'à la rage, une douleur qui va jusqu'à la démence. C'est sa marmite qu'il redemande aux dieux et aux hommes, et pour laquelle il ferait pendre amis et ennemis, et lui-même après eux ; cette marmite plus chère à son coeur que sa fille, dont il apprend, pour comble de désespoir, le déshonneur en ce moment même. Ainsi la marmite, ou son image, est attachée après lui, comme son génie malfaisant, comme sa furie, en punition de sa dureté pour les siens, de sa folie cruelle pour lui-même. Elle l'agite, elle le torture sans relâche par des transes mortelles, jusqu'à ce qu'enfin il n'y ait plus pour lui de nouveau malheur, de nouveau chagrin possible ; et ce terrible supplice ne cesse d'être le spectacle, parfois le plus bouffon, presque toujours le plus comique.