Album Jules Verne
Verne! Jules Verne! Tentez l’expérience! À peine prononcé le nom de cet auteur de près de deux cents romans, nouvelles, poèmes, essais, pièce de théâtre, livrets d’opérettes et d’opéras-comiques, volumes d’histoire et de géographie, tout juste énoncé le patronyme de ce patriarche universel des récits d’aventures et d’explorations, un phénomène étrange se produit : ce ne sont pas des mots, quelques phrases ou bribes de récit, l’élan d’un chapitre qui surgissent à la mémoire, mais des images. Des images, encore et toujours des images. Un lâcher énorme d’images en tout genre, un colossal carnaval visuel et tourbillon rétinien qui viennent gaver l’œil et saturer la mémoire.
Des illustrations, d’abord et avant tout, dessinées et gravées, "bois debout" puis chromotypographies, photos, signées le plus souvent, et selon les titres, de Émile-Antoine Bayard, Léon Benett, artiste et voyageur, Jules-Descartes Férat, Henri de Montaut, familier de l’Égypte et fondateur du Journal illustré, Alphonse de Neuville, le Delacroix des boutons de guêtre, Édouard Riou, disciple de Gustave Doré et habitué de la revue Le Tour du monde. Burins académiques mais techniciens virtuoses adonnés à des sujets encore "invus" (Huysmans) : ballons en errance, obus lunaire filant outre-atmosphère, dandys en apesanteur, fumoir aux abysses, combat avec le poulpe, etc. On se perd ensuite dans le chatoyant labyrinthe des cartonnages Hetzel, dos et couvertures, dorures et tons vifs, dits "au steamer", "aux feuilles d’acanthe", "à la bannière", "aux deux éléphants", etc. La ronde s’élargit soudain, effrénées à jaillir, de pimpantes affiches de théâtre ou de music-halls parisiens ou européens, américains, de muettes et mythiques bobines signées Méliès (Le Voyage dans la lune, 1902), de cinémascope Disney déployé par Richard Fleisher (Vingt mille lieues sous les mers, 1954), de séries B italiennes, de films soviétiques ou de gravures hetzéliennes muées en décors de films comme chez le Tchèque Karel Zeman (Le Dirigeable volé, 1967). Pleuvent en suivant, à l’envi, boîtes de cubes, jeux de l’oie, calendriers, cartes postales, disques musicaux ou de lectures, bandes dessinées, timbres.
Du visuel, sans fin du visuel, du ludique, de l’acoustique par l’instant, non du texte. Rien d’une mythologie d’écrivain au travail : rouleau sadien, paperolles proustiennes, gueuloir flaubertien ou marteau artaudien. Rien de tout cela pour Verne. De bien belles images "que la chaleur de l’imagination enfantine a soudées, en effet, à ce texte pour toujours" (Julien Gracq).
Verne au texte comme à couvert, tout embroussaillé d’images et d’imagerie, étouffant sous la parure et le produit dérivé. Comme si, pourtant mûri, lentement assemblé, poncé impeccablement, l’écrit n’était là que pour faire signe en direction de l’image. Cas unique dans l’histoire des Lettres françaises que ce Jules Verne dont l’œuvre écrite avoue un lien "siamois", inopérable, avec l’illustration : parasitisme ou dépendance amoureuse. Jumelage, seul de son espèce, d’un texte et de son illustration. D’où l’évidence de cet album où les images émaneront du texte, s’échapperont des lignes, tournoyant autour d’elles comme nuées d’oiseaux de mer piaillant entre les vergues ou rôdant à l’entour des cheminées transatlantiques. Mais tenons-nous-en au nom : Verne!»
François Angelier.