Mon livre surprise
Sankara : Un nouveau pouvoir africain
Dans notre Europe de la conscience homogénéisée, du consensus confus et de la raison d’État triomphante, toute idée de rupture avec l’ordre meurtrier du monde relève du délire. Un révolutionnaire, chez nous, est considéré au mieux comme un original sympathique, une sorte de clochard de l’esprit, un illuminé inoffensif ou un marginal pittoresque, au pire comme un inquiétant trublion, un déviant, un fou. La Realpolitik gouverne la planète. Son idéologie légitimatrice : le chauvinisme fanfaron, la mensongère doctrine des droits de l’homme. J’exagère ? Les États-Unis, la France, la Suisse, l’Angleterre et bien d’autres États occidentaux abritent à l’intérieur de leurs frontières des démocraties réelles, vivantes, respectueuses des libertés et des revendications de bonheur de chacun de leurs habitants. Mais dans leurs empires néocoloniaux, face aux peuples périphériques qu’elles dominent, ces mêmes démocraties occidentales pratiquent ce que Maurice Duverger appelle « le fascisme extérieur » : dans les pays du tiers monde, depuis près de vingt ans, tous les indicateurs sociaux (sauf l’indicateur démographique) sont négatifs. La sous-alimentation, la misère, l’analphabétisme, le chômage chronique, les maladies endémiques, la destruction familiale sont les conséquences directes des termes inégaux de l’échange, de la tyrannie de la dette. Les démocraties occidentales pratiquent le génocide par indifférence. Régis Debray : « Il faut des esclaves aux hommes libres. » [1]. La fragile prospérité de l’Occident est à ce prix.
Périodiquement, à la périphérie, des hommes, des femmes se lèvent, refusent l’ordre du monde et revendiquent pour eux-mêmes, pour leur peuple, une chance de vie. Thomas Sankara est de ces hommes-là. Mystère de la liberté humaine : ces insurrections de l’esprit ont généralement lieu dans les contrées les plus démunies, les plus affligées. Le Burkina Faso est le 9e pays le plus pauvre de la terre, si l’on considère le revenu par tête d’habitant ; sur la liste publiée par la Banque mondiale en 1985, le Burkina figure en 161e position. Le déficit alimentaire du pays a été en 1985 de 200 000 tonnes céréalières. L’infrastructure industrielle ? Inexistante. Les réseaux routier, ferroviaire ? [10] Rudimentaires. L’attente de vie ? La moitié de celle que connaît la France. Le budget de fonctionnement de l’État ? Déficitaire en permanence ; chaque année, dès le mois d’octobre, le Burkina doit quêter à l’extérieur les fonds nécessaires au paiement de son fonctionnariat pléthorique et largement parasitaire. L’héritage institutionnel enfin : il est totalement inadapté aux exigences d’un développement autocentré, accéléré d’un pays à l’agriculture primitive et à l’accumulation interne inexistante.
Chaque homme est le produit d’une dialectique compliquée entre le général et le particulier, entre une histoire sociale multiforme, contradictoire et une volonté personnelle, elle-même tributaire d’une diachronie familiale, clanique. Jean-Paul Sartre : « Il ne s’agit pas de savoir ce que nous voulons faire de notre liberté. La question est : que voulons-nous faire de ce qu’on a fait de nous ? » Comprendre la dialectique qui a produit un Sankara est le but ambitieux de ce livre.
* * *
Comment faire ? Le mieux est évidemment de donner la parole au sujet épistémique, à l’acteur lui-même.
Dans ce livre, c’est donc avant tout Sankara qui parle. C’est Jean-Philippe Rapp qui sollicite, recueille sa parole.
Jean-Philippe Rapp est un journaliste de réputation et d’audience internationales. Ancien producteur à la Télévision suisse romande de l’émission « Temps présent », il dirige aujourd’hui l’édition de la mi-journée du téléjournal. Il est également responsable d’un cours pour les questions de communication à l’Institut universitaire d’études du développement de Genève. Avec Sankara, il entretient des liens privilégiés : « Temps Présent » avait sous son impulsion et celle de Jean-Claude Chanel, Serge Théophile Balima et Azod Sawadogo produit en 1983 une série d’émissions d’analyse comparée de l’hôpital de Ouagadougou et de Genève. Une collecte auprès du public suisse ayant répondu à leur appel, ils ont pu — avec l’aide du Ministère de la Santé du Burkina — construire une clinique pédiatrique. De cette collaboration burkinabé helvétique est née une amitié : Rapp a, à plusieurs reprises, eu de11] longues conversations avec Sankara. Le résultat ? Un portrait de Sankara diffusé par la télévision romande et le présent livre.
Le dialogue Sankara-Rapp est-il un dialogue complice ? Évidemment non. Comme moi-même, Rapp est très peu porté sur la vénération des grands hommes. Comme moi, il a horreur des « héros ». Ce livre abrite un dialogue didactique : Sankara tente, avec un remarquable sens pédagogique, d’expliquer son projet politique et les racines personnelles, idéologiques qui le nourrissent. Sa franchise est totale. Il ne tente pas de séduire (ni Rapp ni moi-même ne nous serions d’ailleurs prêtés à une