Mon livre surprise
Bratislava
Les récepteurs de radio, alors appelés postes de TSF, offraient au rêve, imprimés au dos d'une vitre et plongés dans la pénombre verte où un curseur allait les débusquer, les noms d'émetteurs exotiques, de stations improbables. Mystérieusement, Bratislava attirait toujours mon regard. Si les quatre syllabes rocailleuses, baignées d'eaux danubiennes et de songes slaves, ne m'avaient pas ainsi fasciné, ce livre n'eût sans doute pas existé. Ma vie en eût été changée, comme est détourné le cours d'un ruisseau: serais-je allé là-bas, en 1947, fêter mes vingt ans ? Y serais-je retourné, la cinquantaine bien entamée, à la poursuite d'images presque effacées mais douées de la patiente insistance des songes. ou de l'oubli ? En somme, Bratislava est un exercice de mémoire. J'ai passé des heures, en 1986, à la recherche de lieux que la ville semblait avoir escamotés. Où est la vaste cour, comme d'une caserne ou d'un monastère, décorée de ce pavillon rococo devant lequel était dressée, pour l'orchestre, une estrade ? Le béton communiste avait recouvert mes souvenirs en même temps qu'un quartier de la ville: l'ancien ghetto, les abords du pont sur le Danube. Abandonné à l'incertitude par la défaillance d'une mémoire plus usée que je ne le croyais, je compris comment, à partir des mêmes faits, avérés ou réinventés, on peut glisser au roman, à la confidence, à la nostalgie, qui sont des degrés de l'oubli. « Exercice de mémoire » : expression trop scolaire. Comme d'autres de mes livres, Bratislava est un aveu, un compromis entre mes peurs et mes chansons, un cabotage au long de mon littoral. Mais quelle mer le baigne-t-elle ? À quelle heure sont attendues les grandes marées, prévus les grands départs ? Serai-je prêt ?
--Ce texte fait référence à l'édition Poche.
-------------------------------------------------------------------J'ai beau me moquer des écrivains qui prétendent avoir été "entraînés par leurs personnages", et autres sornettes, force m'est de reconnaître que certains récits doivent plus à la volonté, et d'autres , à la nécessité. Celui-ci, inclassable, m'a forcé la plume. J'ai essayé de le contourner ; de détourner son contenu vers d'autres textes ; d'en faire un roman, etc. Mais en fin de compte, il m'a fallu l'écrire dans la forme qu'il avait prise, d'emblée, dans mes songes.
Bratislava évoque sans suggérer de réponses, les questions que posent l'âge, le passage du temps, la mémoire, l'oubli.Tous les humains en train de vieillir ont ces sujets dans la tête et en connaissent le harcèlement. Certains, comme j'ai d'abord tenté de le faire, veulent en distraire leur attention ; d'autres les affrontent : c'est à eux que ce livre s'adresse.
Il existe en littérature des genres, des tons, des styles. Bratislava, dans l'esprit de l'auteur, appartient à la confidence plutôt qu'à la harangue, à la comédie plutôt qu'à la tragédie. Il n'est donc pas interdit de s'y amuser. F. N.
(Quatrième de couverture de l'édition Grasset 1990)