La maison close
C’est bien connu, les dessinateurs de bande dessinée sont tous des obsédés. Quant aux dessinatrices, n’en parlons pas : toutes des chaudasses ! C’est à partir de ce postulat, que nul ne penserait remettre en cause, que Ruppert et Mulot se sont improvisés proxénètes de luxe en proposant les faveurs de plusieurs dessinatrices bien connues à quelques dessinateurs tout aussi connus. C’était à Angoulême, en 2009, et en album, c’est encore mieux !
Florent Ruppert et Jérôme Mulot sont essentiellement connus pour leurs « bras de fer », organisés sur leur site Internet, et au cours desquels s’affrontent deux artistes aux styles généralement bien différents. Pendant le festival d’Angoulême 2009, les présidents Philippe Dupuy et Charles Berberian leur avaient proposé de pousser l’idée encore plus loin. Ils ont donc convoqué vingt-neuf auteurs, tous extrêmement talentueux et extrêmement différents, dans des décors qu’ils avaient eux-mêmes concoctés. Le résultat est peut-être un des collectifs les plus réussis jamais réalisés. Visuellement, déjà, les divers styles se répondent à la perfection, et des personnages animaliers comme Lewis Trondheim ou Anouk Ricard papotent sans problème avec des caricatures plus ou moins réalistes comme Guy Delisle ou Killoffer.
Mais le pari le plus risqué était l’aspect narratif, et c’est là que la réussite est la plus impressionnante. Sans jamais sombrer dans le scabreux (avec un sujet pareil, on pouvait être inquiet), les artistes parviennent tour à tour à amuser (beaucoup), à émoustiller (légèrement) et même à inquiéter carrément (le passage de Christian Aubrun étant même assez dérangeant). Parmi les meilleurs moments, on retiendra sans doute le passage de Tom Gauld, auteur britannique pas vraiment francophone qui se retrouve coincé dans ce guet-apens avec Aude Picault, ce qui nous vaut un très bel échange tout en retenue. L’intervention de Frantico (on l’imaginait mal rater une telle occasion) face à Hélène Bruller est un petit bijou, et la très étrange partie à trois entre Frederik Peeters, Boulet et Peggy Adam part dans des délires fantasmatiques très réussis. On notera les interventions forcément discrètes (emploi du temps oblige) mais savoureuses de Zep et de Florence Cestac. Charles Berberian, demi-président du festival 2009, fait une apparition très remarquée (et très drôle) face à un François Ayroles en grande forme. Et bien sûr, l’omniprésence de Lewis Trondheim, auteur pas particulièrement porté sur le Q1 mais juste hilarant en portier malgré lui qui extorque de l’argent aux clients potentiels, balance de la vanne à la pelle et semble n’accorder qu’un faible intérêt à l’expérience en général.
Au-delà du simple plaisir de la lecture, qui est immense (par delà l’exercice de style, l’ensemble se lit étonnamment bien et si l’on eÎpte quelques longueurs, chacun devrait y trouver son bonheur), il est bien évidemment impossible de ne pas remarquer que l’œuvre met à l’honneur une flopée de dessinatrices, ce qui n’est pas si courant2. Une expérience audacieuse, tant sur le thème que dans la forme, et franchement réussie. On se prend à rêver à d’autres collectifs du même calibre, sur d’autres thèmes. Qui sait ?