TNT en Amérique

Jochen Gerner

TNT en Amérique
72 pages
Popularité
Popularité du livre : faible
Notes
Note globale
★★★★★
★★★★★
3.77
Note personnelle
★★★★★
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Au premier regard, la couverture du livre fait naître quelques souvenirs dans l'esprit du lecteur. Ce titre, déjà, lui rappelle vaguement quelque chose. Puis ces pages de garde bleues, ce dos toilé, cette pagination? La citation d'Hergé, mentionnée en introduction, le fait sursauter : bon sang, mais c'est bien sûr ! Il s'agit de Tintin en Amérique ! Mais dès qu'il plonge dans le récit, le voilà quelque peu désemparé. Les pages sont noires, toutes noires, comme si le dessinateur avait vidé le contenu de son encrier sur toute leur surface. Sans autre image que de petits pictogrammes de couleur, accompagnés de mots disséminés çà et là. Voilà qui ne manque pas de le laisser perplexe. En vérité, "C'est à la fois très simple et très compliqué", comme n'arrête pas de dire le capitaine Haddock à la fin de Tintin au pays de l'or noir. Ce livre étonnant et stimulant est l'?uvre de Jochen Gerner, dessinateur issu de la "nouvelle génération" de la bande dessinée, fidèle de l'éditeur L'Association et également dessinateur de presse. Son TNT en Amérique peut se lire comme une tentative de découvrir la réalité cachée derrière les apparences. Les apparences sont celles de la bande dessinée, mais aussi de la société américaine. Passionné par la multitude de rapports possibles entre l'écrit et l'image qu'offre la bande dessinée, Jochen Gerner n'est pas pour rien membre de l'Oubapo (Ouvroir de bande dessinée potentielle), association informelle de dessinateurs qui, à la manière d'écrivains réunis autour de Raymond Queneau dans l'Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) s'amusaient à inventer des jeux littéraires autour des mots et du langage. Il s'amuse à déstructurer la matière première de la BD pour la reconstruire à sa façon. Ici, son propos consiste à montrer que la société américaine n'est pas aussi lisse qu'elle semble l'être. Il nous emmène derrière le décor pour faire apparaître toute la violence qui imprègne cette société. Par la même occasion, il entend suggérer que la fameuse "ligne claire" du dessin d'Hergé n'est pas, elle non plus, si claire que ça. Elle recèle sa part de violence. Un constat qui n'est, à vrai dire, pas nouveau : il suffit d'avoir eu sous les yeux les reproductions de croquis et esquisses d'Hergé pour prendre la mesure des ratures nerveuses et des nombreux coups de crayon du dessinateur, dont le trait final ne retenait que les lignes les plus expressives et les plus lisibles. Dans l'album, le noir omniprésent signifie la censure exercée sur l'image. Il symbolise aussi la nuit de la société urbaine des États-Unis, transpercée par les lumières vives et criardes des néons et des publicités lumineuses. Selon l'auteur, le livre peut se lire d'une traite ? la lecture ininterrompue des mots entraînant alors "un martèlement répétitif en accord avec la thématique" ?, ou se laisser découvrir "par petits bouts au hasard, en cherchant son chemin dans la nuit". Quelle que soit la méthode choisie, ce TNT en Amérique constitue en tout cas une lecture stimulante, qui entraîne la bande dessinée assez loin de ses chemins habituels. Les tintinophiles maniaques se sentiront peut-être agacés au spectacle de cette interprétation singulière de l'?uvre d'Hergé. Ce serait dommage. Qu'ils ne voient ici aucune remise en cause du génie narratif du créateur de Tintin. Bien au contraire : avec ce livre, Gerner met en lumière ? si l'on peut dire ? toute la force symbolique et toute la capacité de l'?uvre d'Hergé à témoigner de la société de son temps. C'est le propre des grands auteurs que de rendre possible une multiplicité d'interprétations de leur création. Avec TNT en Amérique, Jochen Gerner démontre qu'Hergé a su, mieux que bien d'autres auteurs de bande dessinée, se faire le reflet fidèle des soubresauts et du tumulte de son époque. Il nous reste maintenant à relire l'original avec un regard neuf et plein d'une acuité nouvelle. Un regard toujours chargé d'admiration, mais d'une admiration qui n'interdit pas la lucidité. --Philippe Actère

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