Lucine
Je m'appelle Louise Kerkorian. Pour mon grand-père, j'étais Lucine, et je le suis aujourd'hui redevenue. Je suis née à Marache, dans l'Empire ottoman, en 1901. J'ai dévalé les allées radieuses de mon enfance, poursuivie par des éclats de rire. Nous vivions dans une magnifique maison entourée par un immense jardin coloré. J'ai été aimée et choyée par un père voyageur, par ma mère et ses baisers de lavande, par ma petite soeur Marie au coeur délicat, par mon impétueux frère, Pierre, par Prescott, notre petit chat arménien affublé d'un nom de lord anglais, par grand-père, qui savait séparer les vagues d'une mer agitée pour écumer tous les chagrins du monde. Et par Gil, le petit orphelin révolté qui m'a donné mon tout premier baiser. Ces jours étaient si vastes qu'ils ne pouvaient nous contenir tous.
En 1915, prétextant le rôle de cinquième colonne joué par les Arméniens, les dirigeants jeunes-turcs prirent la décision qui fracassa nos vies contre les parois de l'horreur. Tous ceux que j'aimais furent tués. Il ne resta que Marie et moi, luttant pour rester en vie dans ce désert absurde.
Comment survivre à une vie excisée ? Comment un jardin dévasté peut-il encore donner des graines ? Que puis-je donc savoir de ce qu'il faut donner, moi à qui l'on a tout pris ?
Tout sauf le souvenir de Gil. J'ai grandi et je suis devenue une femme sans racines. Mon coeur est gercé et n'est plus bon à rien. Où es-tu, Gil ? Où êtes-vous tous ?
Collez votre oreille au monde, et écoutez l'histoire d'une vie qui a cherché dans les ruines de son enfance le chemin de sa mémoire.