Les Bertram
Notre siècle est sans contredit un siècle humain — du moins si nous considérons l’Angleterre. Un homme qui bat sa femme nous est odieux ; la pendaison nous répugne assez généralement, et certains d’entre nous repoussent même l’idée d’ôter la vie pour quelque cause que ce soit. Nous faisons nos opérations à l’aide du chloroforme, et l’on a été jusqu’à dire que les maîtres d’école qui s’obstinent à suivre les doctrines du roi Salomon, en fait de châtiments, devraient faire leurs opérations, eux aussi, avec des précautions. Si l’humiliation est absolument nécessaire, qu’on l’inflige, mais non pas la douleur physique.
Oui ! en ce qui touche les côtés vulgaires de l’humanité, notre siècle est un siècle humain. Donnons du pain à tout le monde, hommes, femmes et enfants ; qu’ils ne reçoivent pas de coups, ou le moins possible ; qu’ils soient décemment vêtus, et, de plus, préservés des épidémies. Ce n’est point par mépris que j’ai appelé vulgaires ces choses-là : elles sont comparativement vulgaires, s’il est vrai que le corps soit inférieur à l’esprit. La philanthropie de notre temps s’adapte parfaitement, sans nul doute, à ses besoins matériels, et ce sont ces besoins-là surtout qui demandent de prompts remèdes. Mais si l’on interroge les sentiments intimes, les rapports d’esprit d’homme à homme, ne peut-on pas dire que nous vivons en un temps d’extrême cruauté ?
Il y a sympathie pour l’homme affamé ; mais il m’y en a point pour l’homme qui échoue sans avoir faim. Que le prochain soit en guenilles, l’humanité souscrira pour lui raccommoder ses habits, mais l’humanité me souscrira pas pour réparer ses espérances en lambeaux, aussi longtemps que le vêtement extérieur restera décent.
(Introduction du roman)