Le Hasard sauvage
Dans l'une des grandes salles de conférence du Pentagone ce 18 novembre 2003, Nassim Nicholas Taleb fait face au ministre-adjoint de la Défense entouré d'une douzaine de généraux à cinq étoiles. Il vient de terminer son exposé, et sent, avec autant de surprise que de soulagement, que ses auditeurs l'ont enfin compris – ou plus e¬tement qu'ils sont prêts à admettre ce qu'il leur a démontré : que la nature même de l'imprévu est de ne pas pouvoir être prévu...
Ce sont pourtant eux, les dirigeants de la plus puissante force de destruction mondiale, qui l'ont invité, lui, l’anarchiste, le dissident, à la suite du succès fulgurant de son livre Le hasard sauvage dans lequel il explique pourquoi la réussite de bien des actions humaines dépend plus du hasard, ou de l'évènement fortuit, que de plans soigneusement mûris par des génies...
Bien sûr, ces hommes qui doivent l'essentiel de leur carrière à leur prétention de maîtriser l'avenir auraient dû être réticents face aux thèses de NNT (son surnom à Wall Street ) mais, pour montrer qu'ils sont capables d'en faire leur profit sans trop ouvertement les adopter, ils inventeront le concept de "unknown unknown" ( "inconnu inconnu" ) que le ministre de la Défense Donald Rumsfeld reprendra devant le Sénat pour tenter de justifier certains de ses échecs ... Le hasard et les incertitudes de l'existence, voilà ce qui a toujours fasciné NNT depuis son enfance, peut-être, dit-il, à cause du sort de son grand-père qui, de vice-premier ministre du Liban et grand propriétaire terrien, s'est soudain retrouvé privé de tous ses biens et contraint de vivre dans un misérable studio d'Athènes. Après une scolarité classique chez les Jésuites français, NNT étudie philosophie et mathématiques (pour les probabilités) approfondissant sa connaissance des "lois du hasard", obtient un MBA à Wharton, puis fait de sa passion son métier en entrant dans le domaine le plus soumis à l'incertitude, quoiqu'en disent des analystes qu'il qualifie de charlatans : la finance, ou plus e¬tement le trading d'options. Se plaçant délibérément à contre-courant de la majorité de ses confrères ( i-e, pour simplifier, vendant quand les autres achètent ), et gagnant, NNT acquiert vite une réputation qui lui vaut de travailler pour les plus grandes firmes : Union de Banque Suisse, Indosuez, CS--First Boston, passant ses soirées à discuter avec les nombreux docteurs en philosophie que Wall Street emploie en presque aussi grand nombre que les mathématiciens ( et que l'on appelle les "quants" ). Au fil des années, tout en poursuivant une carrière financière fructueuse, NNT poursuit ses recherches intellectuelles dans la ligne de l'épistémologie de Popper, soutient un doctorat à Paris-Dauphine, publie un livre, très technique, sur la finance, mais qui vendra quand même plus de 50.000 exemplaires..., fonde sa propre société de trading, Empirica LLC (du nom du philosophe Sextus Empiricus) qui gère aujourd'hui des centaines de millions de dollars, et est enfin prêt à mettre par écrit ce qu'il a découvert – "par la pratique d'abord , la théorie est venue ensuite" , dit-il .
Analyse totalement originale des ressorts cachés d'évènements étranges auxquels nous assistons et que nous voulons expliquer a posteriori par de mauvaises raisons, et montrant par l'exemple comment on peut quand même vivre, et vivre bien, dans un monde gouverné par une impénétrable incertitude, Le hasard sauvage est vite un best-seller aux USA (plus de 200.000 ex. vendus) et est traduit en 17 pays (Allemagne, Japon, Chine, Italie etc.). Depuis NNT s'est attelé à la rédaction de ce qui doit être une trilogie sur l'épistémologie de l'incertitude, ne s'occupe plus de trading qu'un jour par semaine, pratique plusieurs sports et donne des conférences, écrit des articles de philosophie et de mathématiques avec son ami Benoît Mandelbrot, l'inventeur des fractales, enseigne l'incertitude aux universités du Massachusetts et de New York, refuse les interviews de la presse économique –"les journalistes ne comprennent pas que je suis un sceptique et non un nihiliste", dit-il –et court de Los Angeles à Sidney et de Varsovie à Paris ou Tokyo pour rencontrer ses lecteurs, et tous les philosophes spécialistes des sciences cognitives avec qui il a de nombreuses discussions pour infirmer ou vérifier ses thèses.