Produire du récit -aussi étrange ou anti-naturel soit-il- semblerait être une activité naturelle à l'homme, c'est-à-dire qu'elle se retrouve de tout temps, en tout lieu, depuis les anciennes mythologies religieuses jusqu'à nos livres d'Histoire, en passant par les aventures fictives qu'échangent entre eux les enfants, ou qu'ils élaborent dans la solitude. Le romancier ne fait en cela que se soumettre à la règle commune; mais, d'une façon sans doute plus aiguë que quiconque, il sait en revanche que rien ne peut être naturel quant à la manière elle-même de composer son récit : dans le choix qu'il fait de telle architecture, de tel projet formel, de tel ou tel générateur, il doit forcément se contenter de reproduire les conventions fixées par l'idéologie de son groupe, soit assumer l'absolue liberté de sa propre invention.

Ce mélange déroutant du naturel d'une fonction avec l'arbitraire de son exercice s'illustre, une fois de plus, dans le présent livre. Traversant l'exposition rétrospective d'un peintre qu'il aime entre tous, l'écrivain aussitôt y choisit des objets, des histoires. Les figures s'animent, la répétition d'un thème devient développement diachronique, le titre d'un tableau surgit comme un mot de passe...

Mais la ressemblance n'est ici qu'une première partie de l'aventure : ayant d'abord accepté les images comme impulsion génératrice, c'est bientôt l'écart variable entre elles et le texte -quelquefois aussi le rapport métonymique ou même l'opposition- qui devient le principal paramètre du jeu. Ainsi le lecteur-spectateur est-il convié à prendre part (créateur à son tour d'un itinéraire) à cette circulation du sens parmi les organisations mouvantes de la phrase qui donne à voir et du tableau qui raconte.

ALAIN ROBBE-GRILLET