La Voix des choses
Le 3 octobre ou le 4, me trouvant à l'hôpital de Bangor, Maine, où j'étais hospitalisée depuis deux jours, et ayant subi ce matin-là un angiogramme, J., arrivé de Paris deux ou trois jours plus tôt pour me soigner, et lui-même malade, me mit entre les mains l'admirable plaque de malachite que je lui avais donnée pour son anniversaire, le 22 mars précédent, quand il était lui-même à l'hôpital de Bar-Harbour, que j'avais marchandée à plusieurs reprises, en 1983 et 1985 à New Delhi, pour lui. Elle était un peu chère. Elle ne l'avait pas quitté depuis. Mais mes mains étaient sans doute un peu faibles, ou moi-même un peu assoupie, car j'ai senti glisser quelque chose, un bruit léger, fatal, irréparable. J'étais bouleversée d'avoir ainsi détruit à jamais cet objet qui avait tant compté pour nous, cette plaque de minéral au dessin parfait à peu près aussi antique que la terre. D'ou était-elle venue pour nous attendre deux ans chez un bijoutier hindou, pour passer et repasser l'océan aux mains d'un ami qui n'a peut-être plus longtemps à vivre ? De quel Himalaya, de quel Pamir ? Mais le son même de sa fin a été beau... Oui, me dit-il, la voix des choses. Je voudrais retourner en Inde pour retrouver pour lui une autre plaque aussi belle que celle-là. Mais j'ai décidé d'appelé ce petit livre - où rien à peu près n'est de moi, sauf quelques traductions - mais qui m'a servi de livre de chevet et de livre de voyage pendant tant d'années, La voix des choses.»
Marguerite Yourcenar.