Blackface : Au confluent des voix mortes
Je pense qu'Emmett Miller est maléfique", m'a dit ma bonne copine Carol il n'y a pas si longtemps. Je lui ai demandé ce qu'elle entendait par là, et elle m'a répondu qu'elle pensait qu'Emmett Miller était en train de dévorer ma vie. Elle a peut-être raison. Au moment où j'écris, il fait une belle journée d'été, avec un beau ciel bleu. Il y a une salle de gym à quelques pâtés de maison avec une piscine découverte sur le toit. J'en suis membre ; j'ai passé tout l'été dernier allongé au bord de cette piscine, mais je n'y suis pas encore allé cette année. J'ai un contrat pour une nouvelle dans un magazine qui me rapportera trente mille dollars, mais je n'en ai pas écrit une ligne. J'ai un roman inachevé qui est la meilleure chose que j'aie jamais écrite, et je ne n'y ai pas jeté un coup d'œil depuis des mois. J'ai une petite amie belle et intelligente à qui je n'ai pas parlé depuis cinq semaines. Je pourrais être sur une plage déserte quelque part. Et pourtant je suis là, tous les jours, avec Emmett Miller. Quelle que soit cette maladie, elle doit vite prendre fin. Où que je tourne mes regards, il est là. De même qu'on reconnaît la silhouette d'une amante perdue en croisant dans la rue n'importe quelle inconnue présentant la moindre ressemblance avec elle, de même je ne peux entendre une chanson, je ne peux lire une phrase, sans y percevoir la présence fantomatique d'Emmett." Tout avait commencé vingt-trois ans plus tôt. Nick Tosches était tombé par hasard sur un disque enregistré dans les années 30 par un artiste dont le nom ne lui disait rien : Emmett Miller. La voix et la musique qu'il entend le chavirent : ni country, ni blues, ni jazz, ni noire, ni blanche, mais une alchimie de tout cela, dans laquelle Tosches voit l'expression ultime de la culture américaine. Il se lance alors dans une quête qui va durer des années sur les traces de l'insaisissable Emmett Miller, et finit par découvrir que celui-ci participait à des spectacles de ménestrel blackface, où des Blancs se grimaient en Noirs. Tel est l'argument qui permet à Tosches de traverser l'histoire de la musique américaine, tirant des fils et maniant la digression avec cette érudition tordue qui est sa marque de fabrique. L'auteur nous fait ainsi parcourir l'Amérique de long en large, des bouges du Sud profond aux clubs de Broadway ; et nous montre incidemment que, dans le fond, les clichés du gangsta rap ne diffèrent pas essentiellement de ceux du "bon nègre" de jadis.